Substrat – Nathalie Desmet
Cécile Beau s’intéresse aux phénomènes trop lents ou trop discrets pour l’échelle de temps humaine ; ceux que l’on ne voit pas ou qui sont à peine perceptibles. Elle s’en empare pour renverser nos perceptions ordinaires. Avec « Substrat », elle nous propose une fiction semi-souterraine loin de nos repères habituels. Le lieu de la galerie devient une surface sédimentaire qui ne demande qu’à se modifier. La lumière du jour y est raréfiée. Répétition de phénomènes physiques ou organiques complexes, reproductions poétiques d’expérimentations de laboratoire ou fictions spatio-temporelles, chaque pièce exposée donne lieu à de multiples interprétations.
Frangula est une racine d’arbrequi s’insinue dans l’espace de la galerie par le plafond. Privée de sa tige, sans aucun ancrage au sol, à peine en appui sur la surface du mur, elle cherche matière nourricière. Par sa forme ramifiée, son réseau de lignes qui semblent vouloir adapter leurs formes à l’espace, pourrait tout aussi bien être un éclair ou encore l’image d’un réseau hydrographique, formes ramifiées récurrentes dans la nature. Frangula peut aussiinquiéter lorsque l’on songe à la capacité qu’ont les racines à soulever le sol.
Érosion, un trou irrégulier, une sorte de boyau obscur, est formé dans un mur. L’installation sonore donne à entendre les mouvements tourbillonnaires d’une particule de poussière promenée par le vent. En modélisant le cheminement d’une particule, Cécile Beau représente auditivement la distribution de l’air au gré d’obstacles invisibles et fait de l’érosion mécanique, processus difficilement représentable, un produit de l’imagination. La fiction se place alors dans un univers d’un autre temps ou d’une autre dimension.
La série Thalle montre des figures familières et pourtant indéfinissables : paysages vus du ciel, amas de cellules ? Le thalle désigne l’appareil végétatif des lichens. Les lichens sont l’expression parfaite du bénéfice réciproque que la nature peut créer entre structure minérale et structure organique. Se nourrissant de poussières transportées par les vents, ils finissent par devenir substrats pour d’autres végétaux.
Dans l’exposition, surface et profondeur s’inversent, échelle de temps humaine et échelle de temps géologique se chevauchent. Ainsi, les matières minérales qui servent habituellement de supports aux lichens deviennent ici des plaques de bétons photosensibles qui se fondent elles-mêmes dans la couleur grise du lieu ; un trou formé dans un mur devient l’entrée étroite d’une grotte invisible traversée et transformée par les vents ou par l’eau ; la surface de la peinture murale, un sédiment sur lequel un arbre trouve matière à former ses racines. Le gris habituel du sol, tiré sur les murs, reprend la couleur du béton susceptible – à une échelle qui nous dépasse – de redevenir substratum, la lumière graduée pouvant suffire à donner l’énergie photosensible aux murs de la galerie pour que la vie s’y développe.
Cécile Beau mélange des temporalités difficilement représentables pour notre perception humaine à des représentations concrètes de phénomènes au processus de transformation lent ou extrêmement lent. De la même façon, elle renverse les mesures et les échelles. Ainsi, à l’échelle humaine, le béton – support ici des lichens – est un matériau de construction, mais à l’échelle géologique, il n’est qu’agrégation de silice, de sable, et d’eau… une matière minérale. Le temps dont traite Cécile Beau relève de l’Aiôn grec. Elle le traduit par des analogies et des correspondances permanentes entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, le macrocosme et le microcosme. La temporalité de la formation rocheuse est rattrapée par le temps de l’exposition. Le temps relativement court nécessaire à une racine pour pousser est confronté au temps long de l’érosion. Les milliers d’années nécessaires aux éléments pour travailler la pierre sont d’une certaine manière livrés à une autre échelle, vers la congruence d’espaces-temps impossibles à rapprocher. Elle fait ainsi apparaître la connaissance intuitive des niveaux d’organisation de l’univers, de leur imbrication, par conséquent la temporalité courte de l’action de l’homme est toujours dans son travail une résurgence de la temporalité longue du cosmos. À l’échelle de Cécile Beau, dans sa quête de contraction des espaces-temps, la matière minérale finit par devenir organique.
Nathalie Desmet
Dans le cadre de l’exposition « Substrat », Galerie 22,48 m2, Paris, 2014