Anthropofuge – Thomas Schlesser
Un important mouvement de la production artistique contemporaine, qu’on pourrait qualifier d’anthropofuge, cherche à désaxer le regard pour l’inviter à voir, ou ressentir, un univers dont l’humanité est écartée, et même tout à fait exclue (citons entre autres Richard Long, Pierre Huyghe, Fabien Giraud et Raphael Siboni…). Cécile Beau est, parmi la nouvelle génération, une des figures incontournables de ce mouvement, et participe à la découverte d’autres réalités, d’autres perceptions, d’autres échelles.
Dans son œuvre, elle convoque les découvertes scientifiques (Kepler, par exemple), qui actent tout à la fois l’immensité spatiotemporelle, l’excentrement et la modicité de l’être humain. Il n’est d’ailleurs pas interdit, au-delà de de la puissance plastique et poétique de son œuvre, d’y gouter une vraie dimension didactique, et de la considérer aussi comme outil de connaissance.
Mais il faut noter surtout chez elle une propension à exposer, de manière très éclectique (principalement des installations, mais également des impressions), la matière en soi, telle qu’en elle-même, et dépourvue de d’affects : la présence brute des minéraux, des végétaux, des gaz, des ondes lumineuses ou liquide. Cette matière est ensuite mise en espace, pour rendre sensible, tangible, la sensation de temporalités extraordinairement étendues : à la fois des dégradations courant sur des millénaires, et des développements naturels potentiels. Ses matériaux, quoique bien présents et puissants, sont donc toujours l’expression d’un état transitoire entre un passé inaccessible et un avenir incertain, racontant une histoire – tellurique et cosmique – qui n’est pas vraiment celle de l’humain.
Toutefois, loin de succomber à la sécheresse du minimalisme, Cécile Beau travaille, par la surprise visuelle (le renversement, le fait de tronquer…), mais aussi par l’intervention sonore, à des connexions entre l’humanité et l’immense substrat invisible, imperceptible, immémorial dont elle est absente. Et c’est très exactement ces recherches, ces efforts de mise en rapport qui me semblent aujourd’hui relever de l’intérêt général. En effet, notre contemporanéité est marquée par un tragique divorce : l’histoire humaine s’est confortée dans une grande cécité à l’endroit de l’histoire naturelle, précipitant par là une véritable folie écocidaire.
Or, sans jamais donner aucune leçon ni céder à l’engagement militant, mais en faisant simplement vivre des formes avec une qualité suggestive et une originalité exceptionnelles, Cécile Beau me parait réussir un tressage d’histoires devenues étanches les unes aux autres.
Thomas Schlesser, 2017